A Paris, le 25 mars 2012.
Je reproduis ci-dessous des propos de Friedrich von Hayek recueillis par Yves
Guihannec et publiés dans Le Figaro des 11-12 octobre 1980 sous le
titre « A cause désespérée, remède brutal ».
Suivront trois commentaires.
Début du texte de Y. Guihannec.
La gloire est capricieuse.
En 1946, à la mort de Keynes, Hayek annonçait à sa femme:
«
Me voici maintenant l'économiste le plus célèbre du monde. »
Mais tandis que se développait l'interventionnisme d'état, le monde devenait
keynésien pour quelque trois décennies.
Au cours de cette période, Hayek publiait ses oeuvres les plus importantes ;
celles en tout cas qui, abandonnant le champ de l'économie pure, pour aborder
celui de la philosophie politique, étaient le plus susceptibles d'attirer
l'attention du grand public.
Pourtant,
The Constitution of Liberty (1958), par exemple, passait relativement
inaperçue.
Le prix Nobel d'économie, qui lui était décerné en 1974, ne parvenait pas
encore à faire de lui une étoile de première grandeur.
A 81 ans, voici l'heure de gloire.
Depuis quelques années déjà, Hayek est devenu, dans les pays anglo-saxons, le
gourou des néo-libéraux de tout poil.
Au moment où on doute de plus en plus que l'intervention de l'État soit la
réponse au problème de l'économie d'aujourd'hui et où le libéralisme connaît
une nouvelle jeunesse, Hayek est reconnu comme un maître penseur.
Alors qu'il vit retiré dans le calme de l'université allemande de Fribourg,
loin de toute capitale, ses émules politiques arrivent au pouvoir.
Sir Keith Joseph, le penseur de l'équipe conservatrice anglaise, professe pour
le vieux maître autrichien la plus grande admiration.
La C.D.U.-C.S.U. de Franz Josef Strauss se réfère explicitement à lui. Loin de
refuser ces filiations, même celles qui, aux yeux des délicats de la rive
gauche parisienne, ne paraissent pas forcément flatteuses, Hayek semble s'en
amuser :
«
Karl Marx était sourd de l'oreille droite, moi je suis sourd de l'oreille
gauche.
Margaret Thatcher est en place.
Pourquoi pas Reagan à l'automne ?
Peut-être verrai-je, cette année, les tenants de l'économie de marché au
pouvoir dans les grands pays occidentaux.»
En France, bien qu'on le sache peu, le traducteur d'un des deux seuls livres de
lui traduits pour l'instant en français :
The Counter Revolution of Sciences a fait son chemin : il s'appelle
Raymond Barre.
Non que le professeur Hayek soit satisfait de ses élèves.
Pour lui, ils ont compris une chose : que la source de l'inflation se trouve
dans la production excessive de monnaie.
Mais le « gradualisme » qui inspire les politiques anti inflationnistes
actuelles ne lui paraît pas la bonne réponse.
Plus qu'à la France qu'il avoue connaître aussi mal qu'elle le connaît, il
emprunte volontiers ses exemples à la Grande-Bretagne, dont il est d'ailleurs
citoyen et où vivent ses enfants.
Quand je l'ai rencontré à Fribourg, le chancelier de l'Échiquier britannique
venait de promettre au peuple anglais quatre ans de cure, un peu comme M. Barre
invite les Français à des efforts dont le terme paraît sans cesse
éloigné.
«
Les Anglais — et les autres — font fausse route.
Il faut agir vite et fort. »
Du gradualisme, on connaît la version française officielle : contenir le rythme
de progression de la masse monétaire à quelques points au-dessous de la
croissance en valeur du produit intérieur brut, pour obtenir un freinage, mais
en douceur.
Paradoxalement, c'est pour des raisons politiques qu'Hayek n'y croit
guère.
«
Techniquement, cela me paraît, en effet, tout à fait possible.
Mais on ne peut obtenir de résultats que sur des années.
En Allemagne, on a commencé tôt et les conditions politiques et sociales
rendent sans doute possible d'imposer plus de rigueur.
Dans d'autres pays, tout effort prolongé devient vite insupportable et le
gouvernement suivant lâche les rênes.
La seule vraie solution, la seule politiquement possible, me semble une vraie
purge.
Elle sera forcément douloureuse.
Car on ne déracinera pas l'inflation sans provoquer de récession. Mais le corps
social supportera mieux un traitement de choc, qui pourrait ne durer que
quelques mois, qu'un traitement de longue durée. »
Sur la cause originelle de l'inflation, Hayek est on ne peut plus net : il
accuse les Etats et leurs déficits budgétaires.
Les autres facteurs d'inflation qui viennent, à un stade ultérieur, se greffer
sur la cause première, quand le mal a atteint le degré d'évolution que l'on
connaît aujourd'hui, par exemple des demandes salariales excessives (l'exemple
le plus frappant à cet égard étant l'Angleterre) ou le renchérissement des
produits énergétiques, sont, aux yeux d'Hayek, secondaires.
C'est à la création excessive de monnaie elle-même qu'il faut s'attaquer.
En France, l'actuel gouvernement distingue volontiers entre le financement «
malsain » du déficit — la « planche à billets » - et le financement « sain »,
adopté actuellement, c'est-à-dire le financement par l'emprunt.
Pour Hayek, une telle distinction n'aurait de sens que si les emprunts
faisaient réellement appel à l'épargne privée à long terme.
Ce n'est pas le cas.
«
La seule forme d'emprunt qui soit concevable, c'est un emprunt indexé à
vraiment long terme : vingt ans par exemple, comme cela s'est fait aux
Etats-Unis en 1922.
Ce qui s'est fait là-bas à ce moment-là me paraît le type même d'opération de
purge qui s'impose aujourd'hui en Europe. »
A long terme pour éviter un retour au déficit budgétaire générateur
d'inflation, Hayek a sa réponse, radicale.
Ce qui a permis aux gouvernements de dépenser au-delà de leurs recettes, c'est
le monopole de l’émission de monnaie, il faut donc la leur enlever.
«
Le système monétaire européen m'a toujours été suspect.
J'aurais préféré que l'on laisse aux résidents d'un pays membre la possibilité
d'utiliser la monnaie d'un autre pays car économiquement il n'y a aucune raison
pour que les gouvernements produisent eux-mêmes la monnaie. »
Les émetteurs de monnaie privée en concurrence les uns avec les autres seraient
contraints pour garder la confiance publique de limiter d'eux-mêmes la quantité
de leur émission et maintiendraient ainsi sa valeur.
Pour lui, il s'agit bien plus que d'une simple proposition technique.
La suppression du monopole d'émission contribuerait à empêcher les
gouvernements de restreindre la libre circulation des capitaux et des hommes et
serait ainsi un facteur de liberté.
Et Hayek de souhaiter la naissance d'un mouvement de la libre monnaie ("free
money") comme le XIXe siècle a connu le libre échange ("free trade").
Parallèlement à l'inflation, mais liée à elle car c'est encore un des multiples
aspects de cette socialisation qu'Hayek dénonce, l'accroissement apparemment
sans fin des dépenses publiques est un des phénomènes sur lesquels depuis des
années, il a attiré l'attention.
Aujourd'hui, dans la plupart des pays d'Europe, le pourcentage des prélèvements
obligatoires dans le produit intérieur atteint ou dépasse quarante pour
cent.
«
Si on se refuse à réfléchir sur les fondements erronés de tout le système, les
choses ne feront que s'aggraver. »
Dès le lendemain de la guerre, au moment même où s'édifiaient en Europe de
l'Ouest les systèmes de Sécurité sociale, Hayek dénonçait la confusion entre
plusieurs idées :
- l'idée d'assistance à ceux qui en ont besoin, malades ou handicapés,
- l'idée d'assurance et
- l'idée de redistribution.
Pour Hayek, la première qui, dans une société avancée, est parfaitement
naturelle, doit être clairement distinguée des deux autres.
La seconde peut parfaitement se faire par des mécanismes privés.
Le système de retraites par capitalisation est miné par l'inflation.
Le système par répartition est menacé par les retournements
démographiques:
«
En France, vous commencez à sentir que la Sécurité sociale telle qu'elle est
conduit à un laxisme dans les dépenses de santé car personne ne se sent
responsable de rien.
Mais après le problème de santé, vous commencez à prendre conscience de celui
des retraites quand les classes nombreuses actuellement au travail atteindront
l'âge de se retirer.
Je suis très pessimiste sur l'évolution.
Dans
The Road to Serfdom, j'évoquais un monde où les vieux dépendant
entièrement du travail des jeunes seraient parqués dans leur coin.
C'est une vision que je n'exclus toujours pas, aujourd'hui moins que
jamais.
Si l'on veut éviter d'aller très vite vers une société socialiste, il est temps
de repenser de fond en comble l'idée de Sécurité sociale.
Je crois que l'on commence à le faire.
J'espère seulement qu'il n'est pas trop tard. »
Fin du texte de Y. Guihannec.
Et Reagan a été élu.
Et douze ans plus tard, Hayek mourait.
Pourquoi des commentaires tant les propos sont évidents ?
A cause de la conjoncture et du cas de la France.
En voici donc trois.
1) Grande différence entre la conjoncture de l'année 1980 et celle de l'époque
actuelle, raison de la reproduction du texte: l'inflation mondiale tendait
alors à atteindre son maximum (cf. par exemple graphique ci-dessous du taux de
variation annuel d'un indice des prix à la consommation des Etats-Unis
d'Amérique),
tandis que l'inflation, aujourd'hui, ne peut qu'éclater étant données les
augmentations de bases monétaires dans le monde depuis plusieurs années (cf.
par exemple ce billet de
décembre 2011 dans le cas de la "zone euro"), si tant est qu'elle ne l'a
pas déjà fait, l'éclatement étant encore caché par ses mesures empiriques
officielles des taux d'augmentation des prix (du type
Eurostat par exemple ou graphique précédente).
2) Loin de l'instauration de la monnaie et de la banque libres conseillée par
Hayek, les hommes de l'Etat de la France se sont entendus avec ceux d'autres
pays d'Europe pour fusionner leurs monnaies nationales respectives dans une
monnaie nouvelle, régionale, dénommée "euro", et pour créer une banque
centrale, indépendante d'eux statutairement, chargée de la gestion de
l'ensemble dans l'objectif de la stabilité des prix en monnaie "euro" (cf. par
exemple ce billet de septembre
2011).
Soit dit en passant, aucune banque centrale nationale existante n'a été
supprimée...
3) En particulier en France, les hommes de l'Etat, voire la classe politique en
général, refusent toujours de distinguer l'une de l'autre, les trois idées
d'assistance, d'assurance et de redistribution (cf. par exemple ce
billet).
Il y a eu, par exemple, l'étatisation partielle de la sécurité sociale maladie
et la création de la couverture maladie universelle dans la seconde partie de
la décennie 1990 (cf. par exemple ce
billet).
Il y a eu aussi des réformes de la sécurité sociale vieillesse qui ont en
commun de refuser le retour à ce qu'il est convenu de dénommer "la
capitalisation" d'avant la décennie 1940 (cf. ce billet
d'avril 2010).
Mais prédomine la redistribution, quoique très peu en parlent, au terme de
quoi, d'après la "loi de Bitur Camember", en tendance, les ressources prélevées
pour être redistribuées sont détruites (cf. ce billet de septembre 2009 ou celui-ci de août 2009).
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2. Le retour de la société civile
lundi 1 mai 2006
« A cause désespérée, remède brutal »
Par Georges Lane le lundi 1 mai 2006, 12:08
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